Le pari de Phileas Fogg dépassé.
Après la grande guerre, les progrès réalisés dans l’aviation ont réussi à faire de ce secteur, une place parmi les moyens rapides de transport et justifier les espoirs mis dans l’avenir de l’aviation marchande.
Les statistiques citées par René Crozet dans les annales de géographie, permettent de saisir l’importance et l’évolution de ces progrès.
Pour le mois d’août 1925, L’aéroport du Bourget a enregistré 236 mouvements d’avions contre 186 en août 1924. Ces avions ont transporté, pour ce même mois et à un an d’intervalle, 924 passagers contre 736 et 53 tonnes de fret contre 49.
En 1924 sur le Bourget, il y a eu 8178 mouvements d’avions transportant 17 556 passagers 971.894 kg de colis et 617 kg de poste. Dans la même année, l’aéroport de Toulouse, tête de ligne des services à destination du Maroc et de l’Algérie, a été utilisé par 2003 avions transportant 919 passagers, 10 362 kg de colis et 63 845 kg de poste.
Un même développement du trafic a été observé à l’étranger.
Du 1er avril 1924 au 26 octobre 1925, la compagnie anglaise Impérial Airways Ltd a transporté 20 899 passagers. En cette même année, et sur l’ensemble des lignes qui dépendent du consortium allemand Junkers, 40 298 passagers et 142 866 kg de fret ont été transportés. En 1925, sur ce même réseau, le total des passagers a dépassé 60 000.
Le nombre des lignes aériennes, qui n’étaient que d’une cinquantaine en 1923-1924, a plus que doublé en 1925.
Les services aériens sont devenus plus réguliers. Une condition de succès qui concorde avec les services ferroviaires ou maritimes.
En Europe du Nord, des lignes internationales se sont développées entre la France, l’Angleterre, la Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne et les pays Scandinaves, pour fonctionner activement.
Le trafic total sur Paris-Londres en 1924 été de 12 068 passagers, 765 415 kg de colis et 531 kg de poste au travers d’une concurrence active entre Air Union et Imperial Airways.
En 1924, sur les services Paris-Bruxelles-Amsterdam, réalisés par la Société Générale de Transport Aérien Farman et le Paris-Rotterdam par la compagnie néerlandaise KLM ont transporté au total 514 passagers, 114 268 kg de colis et 447 kg de poste.
Présents aussi sur ce réseau de circuit européen, des compagnies comme Deutscher Aero Lloyd, la Société Générale de Transport Aérien, la compagnie suédoise A/B Aero-Transport, Junkers, Danske Luftfart Selskab, SABENA,…
Des alliances aériennes se forment donc, comme par exemple vers Malmö (Suède), convergent également les lignes Dresde-Berlin-Copenhague-Malmö exploitée par la Transeuropa-Union, Junkers, Danske Luft-Transport et A/B Aero-Transport).
De même, des connections avions / bateaux se forment, comme le service Copenhague – Hambourg correspond avec la ligne Rotterdam-Amsterdam-Hambourg de la KLM, le tout en liaison Rotterdam avec le bateau de nuit en provenance ou à destination de Londres et Copenhague avec les express de nuit en provenance ou à destination de Stockholm ou d’Oslo.
Le trafic aérien en Europe du Nord-Ouest n’a fait donc, que s’accroître.
Aussi, en Europe centrale, le réseau aérien devient plus dense.
La Compagnie franco-roumaine devenue la CIDNA (Compagnie Internationale De Navigation Aérienne) continue d’exploiter la grande diagonale Paris-Constantinople et Paris-Varsovie. Toutefois, par suite de difficultés diplomatiques avec l’Allemagne, l’itinéraire été modifié de façon à éviter le survol du territoire allemand.
Dans les pays scandinaves et baltes, tout un groupe de compagnies finlandaises, estoniennes et lettones affiliées dans l’organisation Junkers, exploitent des lignes avec succès, en été, comme la ligne Konigsberg-Memel-Riga-Revel-Helsingfors.
L’Europe Orientale n’est pas en reste : le service quotidien Kônigsberg-Kovno-Smolensk-Moscou, exploité par la compagnie russo-allemande Derulaft affiliée au Deutscher Aero-Lloyd, a été complété par le tronçon Berlin-Danzig-Konigsberg, qui, celui-ci, fonctionne même en hiver.
En 1925, un voyageur va de Berlin à Moscou en un jour, au lieu de 2 jours et demi par chemin de fer. Il est question d’organiser un service d’hiver et même un service de nuit qui acheminerait le courrier de Moscou à Londres en 20 heures.
En Méditerranée et en Afrique Mineure, il y a lieu de souligner la remarquable activité de la compagnie française Latécoère.
Une lettre va de Marseille à Dakar en 2 jours et demi au lieu de 10.
Il faut voir dans cette ligne nouvelle, non seulement une liaison étroite entre la France et l’Afrique Occidentale Française (AOF), mais encore une amorce de liaison rapide France-Amérique du Sud, que la compagnie Latécoère se propose d’organiser.
Il y avait là, pour l’avenir des relations France-Amérique du Sud et pour l’avenir de Dakar, des possibilités intéressantes, en attendant les avions qui pourront permettre des vols transatlantiques réguliers.
Le succès de ces lignes s’est traduit par un accroissement régulier du trafic, qui comporte surtout le transport d’un abondant courrier postal.
En 1925, les avions des lignes Latécoère ont transporté plus de
7 000 000 de lettres, soit une moyenne de 19 000 par jour.
A la fin de 1925, la compagnie Latécoère a dû cesser son service de passagers et de messageries pour se consacrer exclusivement au trafic postal.
Le trafic passagers reprendra et augmentera quand des appareils bimoteurs construits dans les ateliers Latécoère de Toulouse seront mis en service.
Fait marquant, à l’exception faite pour les services Paris-Strasbourg, Toulouse-Perpignan ou Marseille-Perpignan qui sont des tronçons de lignes internationales, il n’y a pas en France de ligne aérienne intérieure.
Le Service de la Navigation Aérienne (SNA) français ne paraît pas favorable à une politique qui entraînerait un éparpillement des crédits en faveur de lignes intérieures dont le succès, en l’état actuel des choses, paraît douteux. Cette même constatation pouvait aussi être faite en Angleterre.
Ce qui n’était pas le cas en Allemagne. Les années 1924 et 1925 ont vu fonctionner une multitude de lignes intérieures exploitées respectivement par Junkers et le Deutscher Aero-Lloyd.
II est bon de signaler que l’Allemagne, gênée par les stipulations du traité de Versailles, fait néanmoins un gros effort en matière aviation civile.
En dehors des grands avions multi-moteurs (trimoteur Junkers ou bimoteur Dornier-Waal que les filiales étrangères de cette maison allemande ont construit en Italie, en Suisse ou dans les pays Scandinaves), Junkers possède depuis les fameuses expériences de la Rhön, de nombreux types avions, triplaces ou quadriplaces, bien étudiés dont la puissance ne dépasse pas 100 ou 150 CV et qui ont certainement un rendement intéressant au point de vue commercial.
L’expérience semble vérifier que dans les Etats de superficie moyenne, déjà pourvus de voies terrestres nombreuses et variées, les lignes intérieures ne semblent pas appelées à un grand développement.
Le gain de temps réalisé en absence de services aériens nocturnes ne paraît pas compenser la cherté du voyage par avion.
L’avenir dira si le réseau intérieur allemand pourvu d’avions à rendement élevé peut subsister en concurrence avec les voies ferrées.
Les lignes internationales, quand à elles, ont un avenir plus certain. L’avion permet d’éviter les transbordements de la voie ferrée au bateau, les formalités douanières répétées et fastidieuses. Il abrège le séjour dans les pays à change élevé.
Encore faut-il prendre en compte que la demande de la clientèle est parfois supérieure à la capacité des avions et aux possibilités des compagnies. On a vu au Bourget des compagnies renoncer assurer des départs supplémentaires par crainte de dépasser les subventions fournies par l’Etat.
L’idéal serait de posséder un avion capable de fournir un rendement réellement commercial permettant aux compagnies de se passer du concours financier de l’Etat.
La réduction du nombre des compagnies tend déjà à éviter l’éparpillement excessif des subventions. En France, le nombre des compagnies n’est plus que de cinq.
En Allemagne, la fusion des deux cartels reflète la même tendance. D’autre part, les constructeurs allemands ont fort avancé dans la voie de l’aviation économique. La compagnie hollandaise se préoccupe également de cette question. Elle a vendu son ancienne flotte en 1925 afin de la renouveler avec des appareils plus économiques.
Quant à la nature du trafic, elle ne varie pas.
Le fret-marchandises reste constitué par des articles de mode, de parfumerie, des métaux précieux, des pièces de machines, etc.
Une partie des soieries exportées de France en Angleterre emprunte la voie aérienne. Un grand magasin parisien expédie franco de port par avion pour Londres, Bruxelles, Amsterdam et Rotterdam toute commande dont la valeur atteint 25 Fr par kg. Les emballages nécessités pour l’expédition par avion sont moins coûteux que ceux qu’exige le transport par navire ou par wagon. Les marchandises qui voyagent par avion sont souvent des échantillons pouvant être suivis de commandes plus importantes.
Le trafic postal est partout en croissance rapide, là où on s’est réellement occupé de l’organiser.
Sur de grandes distances, une lettre expédiée par avion va plus vite et coûte infiniment moins cher qu’un télégramme.
De même, le fret postal, peu fragile et peu volumineux, est d’un logement facile : 800 kg de charge payante, emportée couramment par un avion moyen, représentent 50 000 lettres pesant chacune 15 gr. La même charge ne représente guère que 8 passagers.
Petit calcul : en admettant que pour un même parcours, on demande 1000 Fr par passager ou bien 1 Fr de surtaxe par lettre, l’avion fera une recette de 50 000 Fr s’il est chargé de lettres et de 8000 Fr s’il transporte des passagers. L’aviation postale, « ça paye ».
C’est d’ailleurs un fait courant que les moyens de transport rapides sont déficitaires quand ils véhiculent des voyageurs et bénéficiaires quand ils transportent du fret.
La clientèle-passagers vient cependant à l’avion. Sur Paris-Londres Il y a toujours une forte proportion d’Américains et d’Anglais, il faut alors tenir compte du change défavorable au Français qui va en Angleterre.
Sur Toulouse-Casablanca, la clientèle-passagers se décompose ainsi : 80% de Français 7,5% d’Espagnols 3,5% d’Anglais, 2,5% d’Américains, etc.
Le transport de passagers est certainement la partie la plus délicate de l’exploitation d’un réseau aérien. Il exige outre la régularité et la sécurité, de l’espace et du confort.
L’avenir verra sans doute la spécialisation dans la construction des avions marchands (de type avion-paquebot) rapides mais surtout stables, pourvus d’une cabine close, préservée du froid, du bruit, des mauvaises odeurs. Ces avions marchands d’un autre type comprennent l’avion-cargo pour le fret et l’avion postal où le facteur vitesse sera particulièrement recherché pour un rendement réellement commercial.
On peut ajouter que la clientèle passagers tout comme le fret-marchandises représente souvent une grosse valeur économique car elle draine autour d’elle des entreprises du monde des affaires qui intéressent directement les pays où l’avion peut la conduire.
Dans les colonies, les territoires non indépendants ou sous mandat, le développement des réseaux aériens hâtera, dans bien des cas et surtout, l’exploitation des ressources indigènes.
Quant à l’aéroport, il reste exclusivement un lieu de passage excentrique par rapport aux organismes urbains qu’il dessert, sans entrepôts, sans hôtels, juste un simple embarcadère.
René CROZET, Annales de géographie : l’aviation marchande en 1924-1925
Rédaction : Gérard Finan – Aériastory / Anciens Aérodromes – Fonds René Crozet
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